Nous avons assisté à une véritable levée de boucliers dernièrement suite à ce que plus d’un ont perçu comme une attaque contre une icône de la musique haïtienne. On aurait traité notre Shoubou national (et international) de mendiant. L’auteur de la remarque s’est gracieusement excusé et, nous l’espérons, l’incident est clos. Cependant, ce n’est pas la première fois qu’un tel terme a été utilisé à l’endroit d’un artiste…
En fait, les Haïtiens ne se gênent pas pour l’utiliser. La première fois qu’une telle remarque a été émise de façon notable cette année fut lors de premières prestations en direct, les premiers spectacle « live » sur les réseaux sociaux. Certains ont trouvé que les musiciens n’avaient pas à réclamer une forme de contribution, de soutien financier, pour des spectacles qu’ils offraient d’ailleurs à titre gracieux. Certains avançaient que les artistes devaient trouver une cause charitable à défendre et ne pas performer afin gagner de l’argent pour eux-mêmes. D’autres n’hésitaient pas à les comparer à des miséreux qui tendaient leur “kwi” aux passants virtuels des réseaux sociaux. Certains crachaient avec le plus grand mépris sur l’effort de ces artistes qui essayaient de survivre au cours de la pandémie du coronavirus qui a mis la communauté artistique sur la paille. A cause des mesures de distanciation sociale, les artistes ne peuvent plus organiser des spectacles, des concerts, des expos, des ventes-signatures, ils ne peuvent plus travailler. Aujourd’hui, ils doivent se réinventer, ils se doivent de trouver d’autres moyens de fonctionner, de gagner de l’argent, bref de survivre.
Si quelques artistes de grands calibres peuvent tenir le coup durant cette période difficile, ce n’est pas le cas pour la plupart d’entre eux qui vivent au jour le jour, dans la précarité, et dont la prochaine dépense dépend de leur prochain “gig”. Bien avant l’incident impliquant Shoubou, on pouvait déjà entendre quelque chose d’horrible de la part de certains compatriotes. Vous savez quoi ? Des ricanements. Oui, certains, au lieu de se montrer compatissants, se moquaient des créateurs. Ils disaient que c’est bien fait pour eux, qu’ils n’avaient qu’à ne pas être artistes, qu’ils auraient dû faire autre chose. D’autres ajoutaient que les artistes sont connus pour mal gérer leurs finances, que ce sont des viveurs, des bambocheurs. Cette remarque classique revient toujours pour expliquer la déchéance d’un artiste.
C’est un fait que nous autres Haïtiens méprisons nos artistes la plupart du temps. Nous ne les respectons guère. Bizarrement, nous avons développé avec les artistes un rapport d’amour-haine. Nous les détestons autant que nous les admirons. Nous les affublons de tous les noms, cependant nous aimons bien consommer leurs œuvres, leur musique, leurs livres, leurs spectacles, leurs films, surtout si nous avons la possibilité de consommer ces choses consommer sans bourse délier. Nous aimons voler, exploiter, pirater, entrer dans les spectacles sans payer, jouir de l’œuvre des artistes que nous méprisons tant. Et comment voulez-vous qu’ils ne deviennent pas des mendiants avec de tels consommateurs!
Le mépris de l’Haïtien contre l’artiste haïtien est si puissant que même des parents eux-mêmes artistes découragent leurs enfants de s’adonner à l’art. Ils ne veulent pas que ceux-ci souffrent comme eux ils ont souffert. Ils savent que les consommateurs haïtiens sont des jouisseurs qui aiment la nourriture tout en ne respectant pas le cuisinier. Ils conseillent à leurs progénitures d’apprendre quelque chose d’autre et de s’occuper d’art s’ils en ont le temps, ou après avoir réussi dans des domaines non artistiques. Aujourd’hui on trouve de moins en moins d’artistes qui prennent le risque de s’adonner à l’art totalement. Nous avons surtout des artistes-fonctionnaires, artistes-administrateurs, artistes-médecins, artistes-comptables, etc. Ceux-ci se sont vite rendu compte qu’il vaut mieux avoir un tiret après l’artiste qui le rattache à une profession que la société considère plus ou moins valorisante. Bien sûr, certains sont de bons artistes tout en exerçant une autre profession, mais cela leur demande beaucoup de sacrifices. D’autres pour survivre deviennent des artistes-entrepreneurs et c’est tout à leur honneur.
C’est bizarre que la société haïtienne décourage la profession d’artiste (l’art est mieux perçu comme un passe-temps) mais elle veut toujours que les artistes donnent le meilleur d’eux-mêmes. Elle veut l’excellence et critique la médiocrité. Si vous méprisez tant le cuisinier, il devrait vous servir du “bouilli-vidé”. Vous n’avez nul droit aux mets délicats. Vous devriez payer pour l’excellence que vous souhaitez avoir. Mais certains compatriotes croient que l’artiste ne doit pas être récompensé pour son travail ou qu’il devrait l’être très peu.
C’était bien de voir la société se tenir vent debout pour défendre Robert Eugène, alias Shoubou; cependant il faut aussi souligner l’hypocrisie de cette société qui elle-même condamne les artistes à l’indigence. Nous devons nous demander pourquoi un artiste haïtien peut finir dans la pauvreté alors que ce n’est pas le cas pour un artiste américain, canadien, ou français. Pourquoi ? D’abord parce que les droits des artistes sont respectés dans ces pays ; il y existe des politiques culturelles, l’État assume sa responsabilité. Ensuite la mentalité des consommateurs est différente de la nôtre. Ils reconnaissent la valeur des biens culturels. Nous non.
Il ne suffit pas de défendre les artistes verbalement, il faut aussi les soutenir en mettant la main à la poche, ou en partageant le “live”, en faisant tout ce qu’on peut pour les soutenir de façon concrète. Nos artistes ont plus que jamais besoin de nous par ces temps de coronavirus. Si nous nous soucions vraiment de leur sort, c’est maintenant qu’il faut le prouver. C’est le moment de les aider, ils ont vraiment besoin de nous. Avant la pandémie, leur situation était précaire. Maintenant, c’est pire. Ils ne peuvent compter que sur la générosité des uns et des autres. Ils vous divertissent, vous font oublier vos problèmes, vous aident à vous rapprocher de Dieu si vous êtes chrétien. Aidez-les, supportez-les. Et respectez-les.
Jonel Juste